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Apnée, extraits

Dernière mise à jour : 13 juin 2020




Bref, je n’imaginais pas qu’à la seconde même où je m’apprêtais à appeler Lou pour lui annoncer la bonne nouvelle, ma tête aurait traversé ce petit bout de métal brossé de forme légèrement ovale qui aurait pu ressembler, si ma mémoire ne me trahit pas, à une balle de gros calibre.

Étrangement, je ne fis connaissance avec l’objet que très tard, lorsqu’elle me le présenta, quelques jours après ma seconde naissance.

La tige, appelons-la ainsi, avait quitté inopinément son logement, une place ajustée au creux du système, puis avait glissé le long de la paroi du carter et était partie en vrille comme un missile sol-air lancé par erreur, le petit engin avait ensuite rencontré, sans aucune raison logique ni volonté humaine, un faible obstacle, quelque chose comme une roue, si je me souviens bien, et cela avait formé une suite de chocs aux conséquences très graves dont je garde encore les séquelles.

Ce n’était pas grand chose, un objet apparemment sans importance, elle le tenait gentiment sur ses genoux comme une pièce anodine, un écrou, une vis ou un quelconque outil, elle me la montra, sans émotion, en m'interrogeant du regard, mais je ne le voyais pas.

Elle avait pris le soin de l'enrubanner dans un chiffon huilé dont elle me faisait innocemment renifler l’odeur, un subtil mélange d’essence et de gas-oil dont j’ai toujours aimé le parfum et même le goût, car elle connaissait mon histoire, mon amour de la route et du soleil, enfant, j’aimais croquer le bitume chaud les jours de grande chaleur.

Elle calculait la moindre trace de mon passé et veillait à l’exactitude de mes souvenirs comme si c’était pour elle une question de vie ou de mort.

Elle me regarda avec insistance comme ma mère le faisait jadis avec les identités remarquables et les génitifs latins pour me dire ou plutôt essayer de me faire entendre, par la peau, l'intelligence des mots et des chiffres, l'importance de la mémoire.

Elle semblait m’attendre, patiemment, même si elle savait qu’il n’y aurait que très peu de chance aujourd’hui, vu mon état, que je puisse venir à sa rencontre.

A cet instant précis de la journée, c’était le matin, je crois, il devait être quelque chose comme neuf ou dix heures mais je n’en avais aucune preuve véritable, elle espérait un signe de vie.

Il aurait suffit de pas grand chose, un mouvement de lèvres ou de paupière ou n’importe quoi d’autre, si j’en avais eu la force.

Je lui devais bien cela.

Elle méritait ce signe, une preuve infime de conscience, la juste récompense pour elle ainsi qu’aux êtres chers qui m’entouraient et n’acceptaient pas de me savoir tout à fait éteint ; il fallait que je leur donne le courage de me suivre encore et surtout, ne pas m’abandonner.

Ils étaient suspendus à moi depuis des jours, rivés à mes yeux clos, guettant à chaque instant le jaillissement tant espéré de la moindre de mes réminiscences.

Je sentais leur souffle, les battements de leurs cœurs dont l’arythmie cognait dans l’espace comprimé de mon cerveau pris dans l’étau.

Ils devaient être au moins trois, je ne distinguais pas leurs visages mais je pouvais les identifier par la peau.

Il y avait sûrement Martha, à droite, un parfum nacré de rousse que l’âge accentuait, Léo, à ses côtés, juste en retrait comme d’habitude, les mains légèrement colorées de safran, de coriandre et de cumin et, à deux mètres et quelques de moi, pas plus, près de la fenêtre s’il y en avait une, un peu trop loin peut-être pour que je puisse véritablement profiter d’elle, Lou, dont je reconnaissais instinctivement la saveur laiteuse venue de l’amour.

Je respirais son odeur, la flairais comme un animal et, même si j'aurais mille fois préféré m'échapper encore, errer librement dans mes immensités mentales, ma rêverie, flâner au gré des sensations qui surgissaient par bribes, je fis pour son odeur l’effort du souvenir et obéis à ses ordres muets.

Je passai le film de mon vivant, les yeux fermés, pour la énième fois.

C’était à l’exacte seconde où ma vie sembla s’éteindre que je devais reprendre le cours des choses, connecter les liens de ma mémoire et si, j’en avais l’absolue certitude, je ne tentais pas de toutes mes forces ce voyage intrépide, héroïque même, vers les vivants, je devrai considérer mon état comme définitif et ainsi, comme un astronaute égaré dans un espace sans fin, ne plus jamais faire partie de ce monde.

C’était à l’angle de l’avenue du Maine et de la rue Froidevaux, à deux pas du cimetière Montparnasse, je roulais assez vite, quelque chose comme du soixante kilomètres heure, mais j’étais concentré, je pensais à Lou, ses petits seins brunis par le soleil, le velours de son cul, à comment lui dire avec des mots simples, sans emphase, qu’on devrait se marier plus vite que prévu, non pour des raisons de fécondation inopinée, notre amour transcendait ces considérations, mais parce que nous devions partir ensemble dès la fin août pour San Antonio de los Cobres, une petite bourgade paisible au nord de la frontière bolivienne où j’étais affecté en tant que médecin généraliste, lorsqu’un camion de lait croisa ma route.

Le chauffeur semblait ivre, il roulait au beau milieu de l’avenue en zigzaguant, je cherchai à l’éviter, mais je réalisai qu’il ne maîtrisait pas plus son véhicule qu’un derviche sa toque un soir de ramadan.

J’allai à gauche, il vira, je contrebraquai à droite, il fixa la moto dans ses collimateurs comme s'il était à la manœuvre d'un engin militaire sur un champ de bataille, ouvrit les gaz et fonça.

J'aperçus son visage, il portait une barbe légèrement poivre et sel, j'ai croisé un instant son regard affolé, il avait les yeux d'un bleu intense tout droit venu des reflets de la mer de Crète à la belle saison.

J'eus l'étrange impression de le connaître, où plutôt le reconnaître, comme quelqu'un qu'on n'aurait pas vu depuis longtemps, quelqu'un de la famille lointaine comme les cousins d'Athènes partis il y a des années en Californie et qu'on n'a jamais revus.

Il y eut comme un flou.

Il hurla au moment de l'impact comme un soldat de Dieu dans un attentat suicide. Je me souviens encore de son cri.

Antón était pourtant un homme paisible, absolument inoffensif, je l'appris bien plus tard, c'était un arménien du Bosphore, il était père de quatre enfants restés au pays avec leur mère pour cause de misère.


A la suite de cette faute lourde, on me rapporta que la justice lui appliqua le traitement qu'on réserve aux criminels dangereux et ainsi, avec pour seule défense un avocat commis d'office au verbe haut mais peu doué pour le droit, il fut dans la même journée jugé en flagrant délit au tribunal correctionnel d'Ivry pour conduite en état d’ivresse, extradé dans la foulée dans son pays d'origine, la Turquie, si je ne me trompe pas, et incarcéré quelques jours plus tard dans les geôles de la sinistre maison d’arrêt de Diyarbakir pour une durée indéterminée.

Il perdit, bien entendu, son poste de chauffeur-livreur.

Pourtant, je le confirme a posteriori, il n’était pas ivre.

Si mes souvenirs sont exacts, au moment de l'impact, Antón, le malheureux, cherchait désespérément cette petite tige métallique, une sorte de stylet, qui avait pour fonction à bord du camion de renseigner le mouchard, une technologie de géolocalisation bien trop récente pour pouvoir être embarquée par des novices.

La tige, qui avait inopportunément roulé au sol et glissé jusqu'au moteur, avait giclé sur le bitume puis, par des rebonds successifs qui augmentaient sa vitesse et donc son énergie cinétique, égale, sauf erreur de ma part, au produit de la moitié de sa masse par le carré de sa vitesse, avait terminé sa course dans la visière antireflets de mon casque intégral, ce qui avait provoqué un légère perte de contrôle de la direction et la collision qui suivit.

Ainsi, au lieu de m’éviter, Antón m'avait tué.

La musique que j’écoutai se coupa net, le paysage vola, le cimetière Montparnasse passa par-dessus les immeubles chics, mon corps prit de la hauteur, presque de l’altitude, comme dans mon rêve, toujours plus haut avec les montgolfières, j’étais libre, en apnée entre ciel et terre et, quelques dixièmes de secondes plus tard, je m’écrasai comme une merde.

Ensuite ce fut la nuit, enfin pas tout de suite, car je sentis d’abord quelques gouttes de sang perler sur mon front à travers mes cheveux jusqu’à m’obscurcir légèrement les yeux, je n’avais pas mal, c'était comme une ouate qui m'envahissait, puis ce fut la nuit noire, j’entendis des paroles, des voix douces, des bruits sourds, des pas, encore quelques voix, puis plus rien.

Après, je ne me souvins plus de rien.

J’imaginais les yeux embués de Martha, ma mère, qui me montrait des photos de famille et semblait me dire « c’est de là que tout est parti, Mateo, souviens-toi! » mais mon sens des choses s’arrêtait là.

Je n'avais plus la force.

J’étais inerte, sans aucune autre sensation que l’odeur des autres.

A cette époque de ma mort, coupé du monde autrement que par l’olfactif, j'éprouvais les choses sans aucune commune mesure avec mes habitudes.

Je passais le plus clair de mon temps à enchaîner les souvenirs de nez, les rêves de parfums, allongé mentalement au soleil sur le sable fin et noir d'une plage vide, vaguement animée d'une poignée de gens nus, quelque part où personne ne viendrait me chercher, sauf Lou car elle seule connaissait cette position en mer de Lybie, 34°50' Nord 24°05' Est, puisque nous y avions fait l’amour pour la première fois, il y avait maintenant huit ans, sept mois et onze jours, si je ne me trompe pas.

C'est là que nous avions projeté, avec l'aide du ciel, de féconder l'œuf, un garçon sans aucun doute, qui s'appellerait Antón, comme celui qui m'avait tué.

Antón.

Ceci aurait pu être une simple coïncidence, un malheureux concours de circonstances, un choix inopportun ou même une certaine manière entre nous de tenter le diable mais, bien au contraire, alors que rien jusque-là ne pouvait laisser augurer ma mort, aucun signe, aucune alerte ni même un simple présage, nous avions, Lou et moi, décidé de nous rapprocher de nos ancêtres.

Antón Abramovicz Slavaranian, dit Slava, était une force de la nature. C'était un nageur lettré.

Il connaissait les écritures anciennes comme les quatre nages et écrivait le grec comme il nageait le crawl.

Il avait vu le jour au début du siècle dernier un premier août peu avant minuit dans l'arrière salle du café-taverne que tenait Ana Slavaranian, sa mère, près du lac Sevan, 40°32’51 Nord 44°57’19’’ Est, au plus fort des nuits de massacre de 1916.

Cette nuit-là, Ana, qui avait vu les soldats turcs égorger son mari et les membres de sa famille un à un alors qu'elle s'était réfugiée dans les toilettes pour accoucher, avait eu, à l'instant même de la mise au monde, un geste de survie absolument inouï.

À peine son bébé, un garçon de quatre bons kilos au petit visage fripé ouvert de deux grands yeux bleus, avait-il poussé son premier cri, qu'elle sectionna avec toute la force de ses dents et de sa bouche le cordon qui les liait et, d'un geste venu de l'énergie du désespoir, balança l'enfant à travers la petite lucarne des commodités qui donnaient par l'arrière sur le lac.

Elle hurla pour couvrir sa peur et les pleurs du bébé et, à la manière des oiseaux migrateurs, l'enfant prit un envol magnifique, disparaissant dans les airs avant de s'enfoncer sans laisser de trace dans les eaux noires de Servan, quelques mètres en contrebas.

Deux soldats ivres, alertés par les cris, enfoncèrent la porte derrière laquelle Ana se cachait lamentablement et découvrirent la jeune femme baignant dans son sang, terrifiée, à bout de forces.

Ils pissèrent sur elle puis partirent en pétant et rotant.

Anna agonisa et mourut quelques jours plus tard, seule, comme un animal malade, sans avoir jamais su que son geste, expression sublime de l'instinct maternel et de sa cruauté, avait sauvé la vie de son enfant.

En effet, le jeune Antón survécut.

Il avait échappé ce soir-là à une mort certaine grâce à une suite incroyable d'heureux hasards.

Lorsque son petit corps de chat entra en contact de l'eau après qu'Ana l'eut précipité dans le vide, on rapporta que son organisme activa ce qu'on appelle le réflexe du mammifère en plongée.

Ce réflexe, propre à tous les mammifères, y compris l'Homme, a pour effet de modifier la circulation sanguine et de n'oxygéner par le sang que les parties vitales, le cœur et le cerveau.

Ainsi, Slava plongea comme un bébé baleine dans une mer immense, surdimensionnée pour son petit corps à peine né, nagea avec courage dans une eau noire et beaucoup moins sucrée sans doute que le liquide amniotique du ventre de sa mère et, par l'action conjuguée du froid et des réminiscences poisson, il put, chose incroyable, inverser la logique des choses et rester en vie.

Le reste de son existence fut une suite impressionnante d'aventures extrêmement chanceuses où Slava fut tour à tour repêché par un marin juif, un certain Ismaël, qui le découvrit pris dans ses filets le lendemain de sa tragique naissance parmi les poissons du jour, éduqué ensuite par une certaine Gloria, une arménienne lettrée qui lui apprit les langues anciennes puis, en raison de son caractère rebelle, pourchassé par la dictature turque comme opposant arménien et extradé, après avoir gagné tout de même, deux années de suite, le championnat universitaire du deux-cents mètres nage libre.


On attribue aujourd'hui à Slava la paternité de onze enfants dont Léo Slavaranian, mon père, instituteur retraité domicilié avec ma mère Martha Slavaranian depuis trente huit ans et onze mois au 112 bis avenue du Général de Gaulle à Thiais.

À cette époque où j'étais à l'état végétatif, tranquille, ailleurs, je ne questionnais aucunement le ciel, ni même les différentes puissances divines qui auraient pu m’accompagner.

Athée, comme mes deux parents, je luttais avec les forces de l'esprit et de la raison pour ne pas sombrer dans l'inconnu, le douteux, et, même si je sentais bien qu'ils s'inquiétaient, je ne répondais qu’assez peu aux appels des êtres chers, c'était comme un pressentiment, je craignais qu'il ne leur arrive malheur comme à moi-même.

Au présent dans mon immense voyage, je voyais Lou croiser l'expression de mon père, son éternel faux air d'Anthony Quinn dans Zorba le Grec, si inquiet pour l'avenir, et les yeux de ma mère dont les larmes ne me quittaient pas.

Il m'arrivait parfois de revoir Antón, le malheureux, son visage triste et plein de remords, et mélanger avec lui les souvenirs, séparer le vrai du faux, lui pardonner et refaire ensemble le happy end du film de la tige.

Au chapitre du réel, je vivais le rêvé.

Je savourais ma chance de naviguer sans but.

J'explorais ma liberté sous toutes les latitudes, m'égarais à loisir dans les limbes de sensations imaginaires, de plaisirs, de mon inquiétude pour elle, Lou.

Je brûlais d’impatience de caresser à nouveau sa peau nacrée, parfumée de soleil, je mesurais, seconde par seconde, au rythme des pulsations intérieures, le temps pour la rejoindre à la pointe de cette plage de sable noir où elle m'attendait sûrement.

Je voyageais pour elle sans connaître ma route, cherchant ma lumière dans les profondeurs, en solitaire, comme Slava, mon ancêtre bébé nageur.






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